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Vous êtes plutôt mer, ou plutôt montagne ?

par Matthieu Brunet, président de Windcoop

Depuis 2 ans, quand on me demande des nouvelles du projet voilier, je réponds invariablement : “on devrait signer le bon de commande de notre voilier d’ici quelques semaines, et ensuite il y a environ 2 ans de construction”. Et à chaque fois, je me dis, ce coup-ci, c’est la bonne, on y est presque. Et à chaque fois, un nouveau rebondissement, un nouvel imprévu, une nouvelle évolution, une nouvelle étape viennent retarder le projet de quelques mois.
Mais ce n’est que de quelques mois, donc je reporte la rédaction de ce nouvel épisode de mon blog en me disant que je peux attendre encore un peu, que la commande soit officielle, pour pouvoir vous raconter toutes les péripéties par lesquelles nous sommes passés.
En juillet 2023, j’étais tellement sûr qu’on y était, que j’ai même écrit 10 pages quasiment d’une traite qui racontaient ce qui nous avait amené à un dénouement qui semblait certain. Mais au bout de quelques semaines, le certain a pris du retard, puis s’est révélé incertain, pour complètement se déliter au mois de janvier.
Et aujourd’hui, rebelote, tout semble prêt pour une signature dans les semaines à venir, mon envie de tout vous raconter me ramène devant mon clavier, même si quelques incertitudes inopportunes tardent à se dissiper.

Pourtant, en deux ans, nous n’avons pas tourné en rond. Nous avons franchi des étapes majeures, et rétrospectivement je me dis que nous étions bien naïfs de croire qu’on pouvait y arriver en si peu de temps. C’est comme la randonnée en montagne : on croit atteindre le sommet alors qu’il ne s’agit que d’un petit ressaut derrière lequel le vrai sommet est caché, bien plus loin, bien plus haut… d’ailleurs, est-on sûr qu’il s’agisse du vrai sommet ? N’est-ce pas encore un de ces ressauts trompeurs ?
Mais passé l’instant de déception de n’y être pas déjà, on se retourne pour contempler le paysage, et on admire le chemin parcouru. C’est tellement beau d’ici, qu’est-ce que ça va être quand on sera là-haut ? L’enthousiasme revient, on oublie la fatigue, et nous voilà repartis en sifflotant et en pensant à ce fameux pique-nique qu’on se fera quand on aura atteint ce sacré sommet. Et puis ça fait du bien de sortir un peu des métaphores marines de temps en temps.

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Homme libre, toujours tu chériras la mer… et la montagne !

Alors, vous allez le voir, il n’y a pas eu que de la naïveté de notre part. Quelques retards n’étaient pas de notre fait, même s’il est difficile de vraiment les reprocher à qui que ce soit. Parfois les planètes s’alignent, et parfois elles se font un peu tirer l’oreille, c’est le lot de tous les projets.

La transparence à l’épreuve

Dans mon avant-dernier article, j’avais parlé de la nécessité de la transparence dans la communication sur le projet, même sur les difficultés et les compromis. Car c’est pour moi un risque important qui menace tous les projets, surtout quand ils ont de grandes ambitions éthiques : ne pas assumer l’écart inconfortable entre les ambitions et la réalité.
Car quand on a de grandes ambitions, il est rare qu’on les atteigne du jour au lendemain, ce qui implique d’accepter de ne pas être à la hauteur de ces dernières pendant une période plus ou moins longue.
Quand je vise un bilan carbone individuel de 2 tonnes alors que j’en suis à 10, je vais devoir accepter pendant plusieurs années de faire des tests qui me montrent que je suis encore bien loin de mon objectif.

Et face à cet inconfort, deux pièges se dressent devant moi : revoir à la baisse mon ambition (si je vise 5 tonnes, ce sera déjà bien), ou me mentir sur la réalité (ne plus faire le test). Dans les deux cas, en diminuant l’inconfort, je diminue aussi ma motivation pour transformer la réalité, et insensiblement, je sombre dans le fatalisme, l’immobilisme et le TINA : « there is no alternative ».

Or, à l’origine de tout mensonge à soi-même, il y a un mensonge aux autres auquel on a fini par croire. C’est surtout vrai pour les entreprises : le marketing et la communication nous amènent à ne parler que du positif, et à passer sous silence les aspects négatifs qui risqueraient de faire douter les clients et les partenaires.
Posez-vous la question : que vous soyez déjà sociétaire ou pas, qu’est-ce qui vous donnera le plus envie d’investir ? Que je vous raconte à quel point notre levée de fonds est un succès, des plus de 1500 sociétaires que nous avons déjà réunis, et des innovations technologiques que nous sommes sur le point de faire, ou bien qu’au contraire je vous raconte l’explosion des coûts de construction, les doutes sur l’économie réelle de CO2 ou la crainte qu’un acteur essentiel de notre financement ne nous fasse faux bond au dernier moment ? Vous sentez le doute vous envahir à la simple lecture de ces quelques exemples, sans encore connaître leur degré d’exactitude ?

C’est pour cela que l’on considère en général qu’il est suicidaire pour une entreprise de communiquer sur ses difficultés, et qu’il ne faut le faire qu’en dernier recours, avec des techniques de « damage control ».

Mais après tout, on pourrait dire que tant qu’on ne ment pas directement, qu’on se contente de mettre en valeur le positif et de rester discret sur le négatif, il n’y a pas mort d’homme ! Qu’il est difficile de faire autrement, et qu’en plus c’est pour la bonne cause ! Et puis surtout, en faisant de la sorte, le but n’est pas de tromper les sociétaires, mais “juste” d’éviter une surréaction de votre part. Je peux me raconter que si je vous partage une difficulté mineure, comme toute entreprise en rencontre forcément dans son histoire, ça pourrait vous faire douter, vous faire reporter votre décision de participer au projet. Alors que si je vous raconte une belle histoire, en mettant en valeur les bonnes nouvelles, ça vous donnera envie de nous soutenir et de participer à l’aventure. Rien de répréhensible là-dedans, n’est-ce pas ?
Le problème est qu’à force de ne parler que des bonnes nouvelles et de minimiser les difficultés pour les autres, on prend le risque d’y croire nous-même, car nous avons, il me semble pour la plupart, le besoin de croire à ce qu’on dit, les purs cyniques n’étant pas si nombreux.
Et je crois que ce risque est encore plus grand pour les projets qui se veulent vertueux, comme Windcoop. D’une part du fait que nos ambitions sont forcément élevées, et donc difficilement atteignables à court terme, et d’autre part du fait que nos valeurs et notre éthique vont nous faire éviter les purs mensonges cyniques au profit d’omissions et de très légers embellissements auxquels il nous sera beaucoup plus facile de croire nous-mêmes.
Pour éviter de tomber dans ce piège, j’ai été inspiré par Ray Anderson, président fondateur d’Interface1, qui conseillait : « soyez transparent au point que ce soit inconfortable ». C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon article « incertitudes et ambiguïtés » : communiquer sur tous les sujets un peu inconfortables, avec la conviction que d’une part ça ne vous ferait pas perdre confiance, mais que surtout, ça nous aiderait à ne pas nous mentir à nous-mêmes sur toutes les choses à améliorer. Et puis l’inconfort est une bonne motivation pour améliorer les choses, non ?

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La Centrolenidae, ou grenouille de verre, pousse le concept de transparence assez loin ! ©Geoff Gallice

Plus facile à dire qu’à faire !

Mais je dois vous avouer que depuis deux ans, cette bonne résolution a été sacrément mise à l’épreuve ! Car si la transparence est déjà inconfortable quand il s’agit de soi, elle devient presque impossible quand il s’agit des autres. Dans un projet, beaucoup d’aspects impliquent des partenaires qui ne souhaitent pas forcément que tout le contenu des échanges en cours soit publié sur internet. Cette volonté de transparence de Windcoop est loin d’être partagée par toutes les entreprises, le secret étant habituellement plutôt considéré comme indispensable.
Et puis, il faut regarder la réalité en face, même pour nous, il est impossible de clamer sur tous les toits avec quel chantier naval on a envie de travailler, car cela découragerait immédiatement les autres de répondre à notre appel d’offres. Sans compter que nous pourrions changer d’avis le lendemain, et publier nos atermoiements en temps réel nous grillerait immédiatement aux yeux de tous nos partenaires.

Nous allons certainement être amenés à définir progressivement une « politique de transparence », qui fixe quelques lignes rouges, comme par exemple, ne pas dévoiler les détails, surtout financiers, d’une négociation qui n’a pas aboutie, ne pas critiquer un fournisseur ou un partenaire… Bref, de la transparence, mais avec tact !

Ces deux dernières années, j’ai donc rongé mon frein de ne pas pouvoir partager les avancées et les reculs, les espoirs et les difficultés, les questionnements et les compromis. Quel feuilleton haletant vous avez raté, les amis !

Alors si aujourd’hui je m’y remets, c’est parce que d’une part, je peux commencer par vous raconter les épisodes les plus anciens, pour lesquels “il y a prescription” : je peux vous en parler sans crainte de gêner une négociation en cours. Et d’autre part, je peux raisonnablement espérer que d’ici à ce que j’aie terminé de vous les raconter (on va faire ça en plusieurs épisodes), le bon de commande soit enfin signé, ce qui me permettra de vous raconter aussi le dénouement.

Résumé des épisodes précédents

Alors à ce stade, vous vous demandez peut-être pourquoi je qualifie de “dénouement” la simple signature d’un bon de commande. Est-ce que ce ne serait pas plutôt la mise à l’eau, le dénouement ? Vous avez raison, la mise à l’eau va être un sacré moment d’émotion et surtout le vrai passage du rêve à la réalité. J’ai hâte, je vous dis pas. Mais en fait, vu les montants en jeu, on ne signe le bon de commande d’un bateau que quand 99% des incertitudes techniques et financières sont levées. Du coup, après la signature, on est sur des rails, il n’y a plus qu’à dérouler et attendre la date de livraison prévue. J’exagère peut-être un chouilla, car il y a encore des ajustements et des aléas, mais rien qui puisse remettre en cause le projet. Alors que tant que le bon de commande n’est pas signé, l’incertitude reste maximale, car il faut réussir à avoir plusieurs paramètres au vert en même temps.

Le nerf de la guerre reste bien sûr l’argent. Au moment où on signe le bon de commande, il faut verser le premier acompte d’environ 20%, et il serait irresponsable de verser ce premier acompte si on n’était pas certain à 100% d’avoir le reste. Or, si ces 20% correspondent peu ou prou à notre apport personnel, le capital que nous avons déjà réuni, les 80% restants sont amenés par la banque, qui, cela ne vous surprendra pas, demande quelques garanties. Il y en a principalement 3 :

  • Le capital. Une banque prête rarement 100% de la somme. Au début, nous pensions même qu’elle nous demanderait d’apporter 25% du montant en capital, mais finalement, 20% suffisaient, ce qui fut une bonne nouvelle ;
  • Les contrats. Comme ce prêt, il va falloir le rembourser, il faut prouver que nous en aurons les moyens, et donc que nous avons des clients prêts à nous confier suffisamment de marchandises pour assurer notre équilibre économique ;
  • La garantie. En dernier recours, si à un moment donné nous n’étions plus en mesure de rembourser le prêt, le banquier nous demande de prendre une assurance, qui pourra rembourser à notre place.
  • Mais ces 3 éléments dépendent au final du prix du bateau. 20% de 20 millions d’euros, ce n’est pas la même chose que 20% de 30 millions d’euros. Et pour connaître le prix du bateau, il faut envoyer des plans à des chantiers navals.
    Donc dans un monde idéal, ça donnerait ça :

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    Sauf que pour que les chantiers acceptent de passer du temps à nous faire un devis, il faut qu’on les rassure sur le fait qu’on a les moyens de passer commande après, et donc qu’en gros, on a déjà notre financement. Donc il faut qu’on soit allés voir la banque avec un prix approximatif du bateau. Mais la banque a aussi besoin qu’on leur prouve notre capacité à rembourser, donc qu’on a des clients qui se sont engagés. Sauf que pour s’engager, les clients ont besoin de connaître le prix du transport, et pour le calculer, on a besoin du prix du bateau. Et bien sûr, pour tous les investisseurs, c’est pareil, il leur faudrait le prix, le financement, le plan du bateau… Bref, des serpents qui se mordent la queue à tous les étages.

    Le seul moyen d’y arriver, c’est par itérations successives. On commence par des estimations très grossières qu’on affine au fur et à mesure qu’on les présente aux différents partenaires. Mais le risque, c’est que même si ces estimations sont de plus en plus affinées et précises, ça ne reste que des estimations, et vous allez le voir, la réalité ne fait pas toujours l’effort de se conformer aux estimations !

    Nous avons donc commencé en 2021, lors de mes premiers échanges avec Nils2, sur un projet de bateau d’environ 70 m, emportant une soixantaine de conteneurs, et qu’on estimait au début à environ 12 millions. Sur la base de cette estimation, Yves, notre commercial à Madagascar, a commencé à faire le tour des exportateurs, et les retours ont été suffisamment encourageant pour nous décider à faire travailler un bureau d’architecture navale sur une première esquisse du bateau de nos rêves.

    En juillet 2021, nous recevons les premiers plans d’un beau voilier de 70 mètres, pouvant emporter 68 conteneurs. Inutile de vous dire que c’est pour nous tous un grand moment ! Voir l’article que j’ai écrit à ce moment-là.

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    Les toutes premières recherches du bureau d’architecture navale

    Mais en rentrant plus en détail dans le business plan, on se rend compte que pour pouvoir proposer des tarifs intéressants, il faudrait passer à un navire d’environ 100 conteneurs. Ça semble possible en optimisant la forme, et peut-être en allongeant légèrement le bateau.
    Nous missionnons à l’automne 2021 un deuxième bureau d’étude spécialisé dans les porte-conteneurs en lui mettant comme objectif d’augmenter la capacité à 100 conteneurs.

    En attendant, comme avec cette première étude on a reçu les polaires3 du bateau, on peut lancer un routage météo, c’est-à-dire une simulation informatique de plusieurs centaines de voyages entre la France et Madagascar, en fonction de l’historique de la météo sur 10 ans. Cela va nous permettre de calculer, en fonction des vents réels qu’il y a sur cette route, quelles sont les économies de carburant que nous pouvons faire pour une vitesse donnée.
    Et quand nous en recevons les résultats, nous sommes un peu déçus. Sur cette route, les économies devraient tourner seulement autour de 60%… Pourtant, ce même bateau sur une transatlantique pourrait certainement fonctionner presque exclusivement au vent, mais il faut se rendre à l’évidence : pour aller à Madagascar, il faut d’abord traverser la Méditerranée, qui n’est pas connue pour ses vents réguliers et puissants, puis le canal de Suez, où le moteur est obligatoire, puis la Mer Rouge, dont l’étroitesse ne donne pour ainsi dire aucun choix dans la route à prendre, et donc aucune possibilité d’optimiser en fonction du sens du vent, et enfin on arrive à l’équateur, le célèbre “poteau noir”, ou les alizés des deux hémisphères se rencontrent et s’annulent, créant des “calmes plats”, où les bateaux peuvent rester “encalminés” pendant des jours s’ils n’ont pas de moteur. Il n’y a qu’en arrivant en vue de Madagascar qu’on retrouve un vent digne de ce nom ! Bref, à la réflexion, 60%, ce n’est pas si mal que ça, et nous nous en contenterons.

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    Ici on voit que si dans l’atlantique on a l’embarras du choix…
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    … ce n’est plus la même chose quand on passe de l’autre côté…

    Nous continuons nos démarches commerciales, mais surtout, nous commençons à bosser sur les statuts de l’entreprise (le projet était jusqu’ici porté par Zéphyr et Borée), et nous déposons les statuts de Windcoop en mai 2022, ce qui nous permet de lancer notre première campagne de financement sur Lita en juin.
    En septembre, nous recevons enfin les nouveaux plans du bateau, qui pour arriver à 104 conteneurs fait maintenant 90 mètres. Nous estimons maintenant le prix à 19 millions d’euros.

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    Nous sommes presque prêts à lancer l’appel d’offres aux chantiers navals, mais il nous manque encore 2 choses : avoir choisi le type de voile, et avoir réuni suffisamment de capital.
    La partie capital se passe plutôt bien, avec une campagne de financement participatif qui démarre plus lentement que prévu, mais qui est finalement un succès en fin d’année, avec plus 1,2 million d’euros collectés grâce à vous, nos chers sociétaires. Si on y ajoute les 2 millions promis d’Arcadie, il ne nous manque plus que 1,8 million à trouver chez des fonds d’investissement, ce que nous espérons faire rapidement en début d’année, car depuis un an, Louise n’a pas chômé, et nous avons déjà des discussions bien avancées.

    Le choix des voiles : premier épisode d’une longue série…

    Pour la voile, c’est plus compliqué, car à la différence de Grain de Sail ou de Towt, notre choix de faire un porte-conteneur nous impose de libérer au maximum le pont, et donc de n’avoir aucun hauban. Il faut pour cela des mâts autoportants, qui existent sur le papier, mais pas encore en vrai, ou en tous cas pas de manière industrialisée. Depuis le début, nous utilisons pour nos images 3D un type de voile à balestron sur lequel travaille un fabricant, mais nous n’avons qu’une estimation de prix.

    Il serait plus simple pour nous d’utiliser des ailes rigides comme sur le Canopée, car on en connaît déjà le prix, mais la philosophie du projet était de faire un voilier vraiment toilé, avec beaucoup de surface de voile. Ça a un intérêt dans certaines conditions de vent, mais aussi il faut l’avouer, un atout esthétique auquel je suis sensible…

    Par contre, l’avantage des mâts à balestron, c’est qu’on imagine pouvoir y intégrer une grue pour décharger nos conteneurs. Ça n’a a priori jamais été fait, mais sur le papier, ça semble possible, et ça nous permettrait de faire à la fois des économies d’argent, car une grue coûte cher, et des économies de place sur le pont.

    C’est à ce moment-là qu’on commence à s’intéresser d’un peu plus près au système Solid Sail, mis au point par les Chantiers de l’Atlantique. Il s’agit d’un mât à balestron, mais au lieu d’avoir une voile en toile classique, elle est constituée de panneaux rigides qui se replient en accordéon comme un store. Ce système a le gros avantage d’être beaucoup plus durable qu’une voile en nylon qu’il faut changer quasiment tous les 2 ans. 

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    À l’été 2022, ils viennent de finir d’installer un démonstrateur à Saint-Nazaire qui est assez impressionnant !

    À la base, ils ont imaginé ce système en format XXL pour équiper leurs paquebots, mais ils sont en train de travailler à une version “moyenne” (50 mètres de haut, tout de même !) pour équiper des cargos comme le nôtre, et une première rencontre avec leurs équipes nous convainc rapidement de les mettre en première position sur la maker-list4 qu’on va transmettre au chantier. On leur parle de notre idée de grue intégrée, et ils acceptent de bosser sur le sujet.

    C’est un peu risqué de notre part, car nous sommes obligés d’attendre qu’ils aient fini pour pouvoir envoyer l’appel d’offres aux chantiers, car ces derniers ne pourront pas nous chiffrer le bateau tant qu’ils n’auront pas le prix des voiles.

    Mais cette solution de grue intégrée qui nous semblait relativement simple sur le papier ne l’est en fait pas vraiment, et on commence à sentir que ça risque de nous faire prendre trop de retard. On demande donc au Chantiers de l’Atlantique de préparer un “budget price” c’est à dire une estimation doigt mouillé par vraiment engageante pour pouvoir interroger les chantiers, en espérant pouvoir avoir un prix définitif d’ici la fin de l’appel d’offres, et qu’il nous sera facile de mettre à jour les prix reçus en faisant simplement la différence entre les deux.

    Premier appel d’offres, et premières déconvenues…

    Nous envoyons donc l’appel d’offres le 8 janvier 2023, il y a pile 2 ans, avec déjà 3 mois de retard sur le planning initial.
    À ce moment-là, nous imaginons encore recevoir les réponses courant février, signer en mars, et mettre le bateau à l’eau début 2025…

    Nous interrogeons une trentaine de chantiers, principalement en Europe, avec quand même quelques-uns en Turquie et en Inde, mais plus par curiosité car on s’est plutôt dit qu’on allait privilégier l’Europe. Un seul chantier français, Piriou (qui a l’avantage d’avoir des sites de construction en France, au Vietnam et en Roumanie, donc de pouvoir proposer un prix « Asie » un prix « Europe de l’Est » et un prix « Europe de l’Ouest » en conservant un interlocuteur français.), car plus aucun porte-conteneurs n’a été construit en France depuis bien longtemps, et le tarif serait complètement prohibitif.

    Nous espérons à ce moment-là un prix autour de 19 millions, auxquels s’ajouteraient 1 à 2 millions de frais annexes (coûts de développement déjà engagés, frais de suivi de chantier, préarmement, etc.)

    Pour arriver à cette estimation, l’équipe de Zéphyr et Borée s’est basée sur les prix connus des bateaux de cette taille, pondérés du surcoût “voile” qu’ils ont pu constater sur les précédents projets qu’ils ont fait chiffrer. Mais si estimer le prix d’un navire n’est déjà pas une science exacte en temps normal, en période d’inflation, sur en plus un modèle de navire que personne n’a jamais construit, cela relève de la divination.

    Donc au lendemain de l’envoi de l’appel d’offres, on oscille entre confiance et angoisse : que se passera-t-il si on s’est complètement planté et que le bateau est beaucoup plus cher ? On sort les calculettes et on estime rapidement que si ça reste en dessous de 22-23 millions, ça peut passer.

    Les semaines passent, certains chantiers nous informent qu’ils ne répondront pas, d’autres nous informent qu’ils travaillent dessus, et au final nous nous attendons à recevoir une quinzaine d’offres.

    La première tombe seulement fin février, et c’est plutôt une bonne nouvelle, car si elle est trop chère (26 millions), c’est un chantier néerlandais, et les chantiers néerlandais ne sont pas réputés pour être bon marché. On pense donc encore que les chantiers des pays de l’Est peuvent faire mieux. Et quelques jours après, un chantier bulgare nous annonce 22 millions, et on pense tenir le bon bout…

    Mais à partir de là, tout va de mal en pis. Non seulement toutes les offres qu’on reçoit sont au-dessus de 30 millions d’euros (même en Turquie), mais on comprend que le prix indiqué par les Bulgares ne comprenait pas les voiles ! 🤯

    Et pour clore le tout, l’un de nous fait un petit calcul de coin de table qui nous fait prendre conscience que notre bateau risque de ne pas être si écologique que ça.

    En effet, notre design actuel permet d’économiser 60% de carburant sur la route France-Madagascar. Mais avec seulement 100 conteneurs. Donc sur une base 100, on ne consomme que 40, soit 0,4 par conteneur. Mais un bateau classique de même longueur, qui consomme 100, peut transporter facilement 250 conteneurs (car il n’a pas le pont encombré par les voiles, et peut se permettre une coque beaucoup plus “boîte à chaussures”), soit 0,4 par conteneur également ! Bon bien sûr, dans la réalité, un bateau chargé de 250 conteneurs va quand même consommer plus qu’avec seulement 100, mais vous voyez l’esprit. Est-ce que tout ça en vaut vraiment la peine ? 

    Transparence inconfortable, quand tu nous tiens…

    Alors oui, bon, je sais, on aurait été bien inspirés de faire ce petit calcul un an plus tôt quand nous avons fait les premiers routages. On n’a pas été très bons sur ce coup-là. Mais que voulez-vous, c’est le risque d’emprunter des chemins non balisés, l’enthousiasme peut nous faire aller un peu trop vite, mal analyser la topographie et se retrouver devant une crevasse ou une pente abrupte.

    C’est dans ces moments-là qu’il faut savoir faire preuve d’humilité, et plutôt que de s’acharner, rebrousser chemin pour trouver un meilleur passage, en acceptant qu’on arrive au sommet un peu plus tard.

    Et c’est sur cette deuxième parabole montagneuse que je vous donne rendez-vous au prochain épisode !


    Notes

    1 :  Un fabricant de moquette qui a pris en 1994 l’engagement un peu fou d’être neutre en carbone en 2020, et qui y est arrivé ! https://theconversation.com/interface-specialiste-des-dalles-de-moquettes-et-pionnier-de-leconomie-circulaire-124509

    2 : En fait, quand j’ai contacté Nils la première fois, nous avons commencé par discuter d’un bateau plus petit d’environ 50 mètres, type Grain de Sail. Ce n’est que quand nous avons décidé de créer Windcoop ensemble que nous avons vraiment acté de partir sur un porte-conteneur. Voir les épisodes 1 et 2.

    3 : Les performances théoriques du bateau en fonction de la vitesse et de l’angle du vent, et de la vitesse du bateau

    4 : Quand on envoie une demande de prix à un chantier, on peut lui préciser à quels fabricants on veut qu’il fasse appel pour les parties qu’il ne fabrique pas lui-même. Les voiles bien sûr, mais ça peut être aussi le moteur, les pompes, le logiciel de routage, etc. Dans certains cas, on peut lui dire, c’est ce fabricant ou rien et dans d’autres, on lui en propose 2-3, ce qui lui permet ensuite de les mettre en concurrence pour obtenir de meilleurs prix.


    Crédits image de couverture : Photo de Michael Vinel sur Unsplash